Jules Verne - L'île mystérieuse 2eme partie Read online

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quelquefois, n'était-il pas fâché de lancer à tout hasard un attachant article relatant les aventures des colons de l'île Lincoln! Quel succès pour le reporter attitré du New York Herald, et pour le numéro qui contiendrait la chronique, si jamais elle arrivait à l'adresse de son directeur, l'honorable John Benett! Gédéon Spilett rédigea donc une notice succincte qui fut mise dans un sac de forte toile gommée, avec prière instante, à quiconque la trouverait, de la faire parvenir aux bureaux du New York Herald. Ce petit sac fut attaché au cou de l'albatros, et non à sa patte, car ces oiseaux ont l'habitude de se reposer à la surface de la mer; puis, la liberté fut rendue à ce rapide courrier de l'air, et ce ne fut pas sans quelque émotion que les colons le virent disparaître au loin dans les brumes de l'ouest.

  « Où va-t-il ainsi? demanda Pencroff.

  Vers la Nouvelle-Zélande, répondit Harbert.

  Bon voyage! » S’écria le marin, qui, lui, n'attendait pas grand résultat de ce mode de correspondance.

  Avec l'hiver, les travaux avaient été repris à l'intérieur de Granite-house, réparation de vêtements, confections diverses, et entre autres des voiles de l'embarcation, qui furent taillées dans l'inépuisable enveloppe de l'aérostat...

  Pendant le mois de juillet, les froids furent intenses, mais on n'épargna ni le bois ni le charbon. Cyrus Smith avait installé une seconde cheminée dans la grande salle, et c'était là que se passaient les longues soirées. Causerie pendant que l'on travaillait, lecture quand les mains restaient oisives, et le temps s'écoulait avec profit pour tout le monde. C'était une vraie jouissance pour les colons, quand, de cette salle bien éclairée de bougies, bien chauffée de houille, après un dîner réconfortant, le café de sureau fumant dans la tasse, les pipes s'empanachant d'une odorante fumée, ils entendaient la tempête mugir au-dehors! Ils eussent éprouvé un bien-être complet, si le bien-être pouvait jamais exister pour qui est loin de ses semblables et sans communication possible avec eux! Ils causaient toujours de leur pays, des amis qu'ils avaient laissés, de cette grandeur de la république américaine, dont l'influence ne pouvait que s'accroître, et Cyrus Smith, qui avait été très mêlé aux affaires de l'Union, intéressait vivement ses auditeurs par ses récits, ses aperçus et ses pronostics. Il arriva, un jour, que Gédéon Spilett fut amené à lui dire :

  « Mais enfin, mon cher Cyrus, tout ce mouvement industriel et commercial auquel vous prédisez une progression constante, est-ce qu'il ne court pas le danger d'être absolument arrêté tôt ou tard ?

  Arrêté! Et par quoi?

  Mais par le manque de ce charbon, qu'on peut justement appeler le plus précieux des minéraux!

  Oui, le plus précieux, en effet, répondit l'ingénieur, et il semble que la nature ait voulu constater qu'il l'était, en faisant le diamant, qui n'est uniquement que du carbone pur cristallisé.

  Vous ne voulez pas dire, monsieur Cyrus, repartit Pencroff, qu'on brûlera du diamant en guise de houille dans les foyers des chaudières?

  Non, mon ami, répondit Cyrus Smith.

  Cependant j'insiste, reprit Gédéon Spilett. Vous ne niez pas qu'un jour le charbon sera entièrement consommé ?

  Oh! Les gisements houillers sont encore considérables, et les cent mille ouvriers qui leur arrachent annuellement cent millions de quintaux métriques ne sont pas près de les avoir épuisés!

  Avec la proportion croissante de la consommation du charbon de terre, répondit Gédéon Spilett, on peut prévoir que ces cent mille ouvriers seront bientôt deux cent mille et que l'extraction sera doublée?

  Sans doute; mais, après les gisements d'Europe, que de nouvelles machines permettront bientôt d'exploiter plus à fond, les houillères d'Amérique et d'Australie fourniront longtemps encore à la consommation de l'industrie.

  Combien de temps? demanda le reporter.

  Au moins deux cent cinquante ou trois cents ans.

  C'est rassurant pour nous, répondit Pencroff, mais inquiétant pour nos arrière-petits-cousins !

  On trouvera autre chose, dit Harbert.

  Il faut l'espérer, répondit Gédéon Spilett, car enfin sans charbon, plus de machines, et sans machines, plus de chemins de fer, plus de bateaux à vapeur, plus d'usines, plus rien de ce qu'exige le progrès de la vie moderne !

  Mais que trouvera-t-on ? demanda Pencroff. L'imaginez-vous, monsieur Cyrus?

  A peu près, mon ami.

  Et qu'est-ce qu'on brûlera à la place du charbon ?

  L'eau, répondit Cyrus Smith.

  L'eau, s'écria Pencroff, l'eau pour chauffer les bateaux à vapeur et les locomotives, l'eau pour chauffer l'eau !

  Oui, mais l'eau décomposée en ses éléments constitutifs, répondit Cyrus Smith, et décomposée, sans doute, par l'électricité, qui sera devenue alors une force puissante et maniable, car toutes les grandes découvertes, par une loi inexplicable, semblent concorder et se compléter au même moment. Oui, mes amis, je crois que l'eau sera un jour employée comme combustible, que l'hydrogène et l'oxygène, qui la constituent, utilisés isolément ou simultanément, fourniront une source de chaleur et de lumière inépuisables et d'une intensité que la houille ne saurait avoir. Un jour, les soutes des steamers et les tenders des locomotives, au lieu de charbon, seront chargés de ces deux gaz comprimés, qui brûleront dans les foyers avec une énorme puissance calorifique. Ainsi donc, rien à craindre. Tant que cette terre sera habitée, elle fournira aux besoins de ses habitants, et ils ne manqueront jamais ni de lumière ni de chaleur, pas plus qu'ils ne manqueront des productions des règnes végétal, minéral ou animal. Je crois donc que lorsque les gisements de houille seront épuisés, on chauffera et on se chauffera avec de l'eau. L'eau est le charbon de l'avenir.

  Je voudrais voir cela, dit le marin.

  Tu t'es levé trop tôt, Pencroff », répondit Nab, qui n'intervint que par ces mots dans la discussion.

  Toutefois, ce ne furent pas les paroles de Nab qui terminèrent la conversation, mais bien les aboiements de Top, qui éclatèrent de nouveau avec cette intonation étrange dont s'était déjà préoccupé l'ingénieur. En même temps, Top recommençait à tourner autour de l'orifice du puits, qui s'ouvrait à l'extrémité du couloir intérieur.

  « Qu'est-ce que Top a donc encore à aboyer ainsi? demanda Pencroff.

  Et Jup à grogner de cette façon ? » Ajouta Harbert. En effet, l'orang, se joignant au chien, donnait des signes non équivoques d'agitation, et, détail singulier, ces deux animaux paraissaient être plutôt inquiets qu'irrités.

  « Il est évident, dit Gédéon Spilett, que ce puits est en communication directe avec la mer, et que quelque animal marin vient de temps en temps respirer au fond.

  C'est évident, répondit le marin, et il n'y a pas d'autre explication à donner... Allons, silence, Top, ajouta Pencroff en se tournant vers le chien, et toi, Jup, à ta chambre! »

  Le singe et le chien se turent. Jup retourna se coucher, mais Top resta dans le salon, et il continua à faire entendre de sourds grognements pendant toute la soirée.

  Il ne fut plus question de l'incident, qui, cependant, assombrit le front de l'ingénieur. Pendant le reste du mois de juillet, il y eut des alternatives de pluie et de froid. La température ne s'abaissa pas autant que pendant le précédent hiver, et son maximum ne dépassa pas huit degrés Fahrenheit (13°,33 centig. au-dessous de zéro). Mais si cet hiver fut moins froid, du moins fut-il plus troublé par les tempêtes et les coups de vent. Il y eut encore de violents assauts de la mer qui compromirent plus d'une fois les Cheminées. C'était à croire qu'un raz de marée, provoqué par quelque commotion sous-marine, soulevait ces lames monstrueuses et les précipitait sur la muraille de Granite-house. Lorsque les colons, penchés à leurs fenêtres, observaient ces énormes masses d'eau qui se brisaient sous leurs yeux, ils ne pouvaient qu'admirer le magnifique spectacle de cette impuissante fureur de l'Océan. Les flots rebondissaient en écume éblouissante, la grève entière disparaissait sous cette rageuse inondation, et le massif semblait émerger de la mer elle-même, dont les embruns s'élevaient à une hauteur de
plus de cent pieds. Pendant ces tempêtes, il était difficile de s'aventurer sur les routes de l'île, dangereux même, car les chutes d'arbres y étaient fréquentes. Cependant les colons ne laissèrent jamais passer une semaine sans aller visiter le corral. Heureusement, cette enceinte, abritée par le contrefort sud-est du mont Franklin, ne souffrit pas trop des violences de l'ouragan, qui épargna ses arbres, ses hangars, sa palissade. Mais la basse-cour, établie sur le plateau de Grande-Vue, et, par conséquent, directement exposée aux coups du vent d'est, eut à subir des dégâts assez considérables. Le pigeonnier fut décoiffé deux fois, et la barrière s'abattit également. Tout cela demandait à être refait d'une façon plus solide, car, on le voyait clairement, l'île Lincoln était située dans les parages les plus mauvais du Pacifique. Il semblait vraiment qu'elle formât le point central de vastes cyclones, qui la fouettaient comme fait le fouet de la toupie. Seulement, ici, c'était la toupie qui était immobile, et le fouet qui tournait. Pendant la première semaine du mois d'août, les rafales s'apaisèrent peu à peu, et l'atmosphère recouvra un calme qu'elle semblait avoir à jamais perdu. Avec le calme, la température s'abaissa, le froid redevint très vif, et la colonne thermométrique tomba à huit degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (22° centig. au-dessous de glace). Le 3 août, une excursion,